L'allée du retour

Je suis né en Tunisie en 1983.

Pas de souvenirs en particulier.

Des photos d’enfance, un mot sur ma carte d’identité et un peu de fierté quant à l’exotisme du lieu de naissance. C’est à peu près tout.

Pourtant, cela me suit.

Sûrement une des raisons pour lesquelles l’Afrique m’attire tant. Il y a eu le Congo et le Kenya de mes parents puis le Botswana et Madagascar mais la Tunisie est peut-être le point de départ d’un désir d’ailleurs.

Le temps que j’ai attendu pour aller là-bas, c’est un temps de réflexion inconscient. Un désir qui se tarit et qui se déclare comme ça, quand on sait comment y répondre.

Avec la photographie.

Mettre des images sur des souvenirs inexistants ou effacés. Aller à la rencontre du ressenti. Affronter les désillusions. Trouver une maison. Trouver une personne.

C’est parce que j’ai peur du temps qui passe et de l’oubli que je fais cela.

Rixensart, mon voyage commence ici. Dans le grenier de la maison de la rue du Bazar.

Je tourne les pages des albums de famille amassés derrière les peluches et les vieux sommiers. Des souvenirs poussiéreux qui tiennent dans un mètre cube.

Dans l’autre pièce, il y a les diapositives de mon grand-père que j’imagine aventurier. Congo, Argentine, Brésil, Inde, Cameroun. Je ne les ai jamais vues mais un jour je les dépoussiérerai.

Je rassemble un tas de photo à prendre dans mon sac. Des visages d’abord. Les nôtres mais aussi ceux des collègues de mon père. Des lieux ensuite. Nos maisons et les villes et hôtels dans lesquels nous avons flâné.

Papa et Maman vivent ce voyage avec moi.

Il travaillait à Kélibia pour la construction du port. Elle était enceinte de moi et passait du temps avec Thomas et Gaëlle en leur faisant école et en allant à la plage ou à l’hôtel. Puis, nous avons déménagé à Nabeul. Mais ils ne savent plus si c’est avant ou après ma naissance à Tunis. Après tout ce temps, la chronologie n’a plus vraiment d’importance.

Tunis, 26 mars 2011, 22h31. Hôtel Continental, rue de Marseille.

L’endroit est un peu miteux. Des fissures glissent sur les murs et moi dans mes draps.

La tension révolutionnaire qui anime les rues me rend un peu anxieux. Pourtant, je dors avec la fenêtre grande ouverte.

Date de la révolution : 14 janvier 2011. Il y a deux mois.

Le Printemps arabe. La Révolution du jasmin.

Cela ne me concerne pas vraiment. Je ne suis pas venu pour cela. Je ne savais même pas que la Tunisie était aux mains d’un dictateur. Mais je suis heureux d’être là dans un moment historique.

Mounir, le taximan qui m’a déposé dans le centre, m’a demandé s’il pouvait m’emmener vers les clubs de vacances côtiers. Je lui dis que je n’ai pas mis les pieds ici depuis ma naissance et que je vais à Kélibia et Nabeul. Je ne lui dis pas, mais les clubs de vacances all-inclusive me font vomir. Fast-food du tourisme.

Nous parlons de la révolution en entrant dans l’avenue Bourguiba, bordée de barbelés et de blindés.

Il me dit : « VOUS ÊTES LIBRE MAINTENANT. »

Il me croit en partie tunisien et je me dis que, tout compte fait, je le suis un peu et que cette révolution me concerne un peu.

 

Dire « Je suis né ici il y a vingt-sept ans et je reviens pour la première fois », ça fait un peu aventurier à deux balles.

Mais il faut dire ce qui est, c’est un moyen infaillible d’ouvrir une conversation. La phrase d’accroche qu’on utilise à toutes les sauces.

Direction Kélibia.

J’ai trouvé un louage, un minibus de sept places comme les taxi-brousses malgaches ou les matatus kenyans. Ou comme ceux qui portent un autre nom dans d’autres pays.

La route d’une heure et demi était bien. J’ai bronzé du bras droit et pris des photos.

A la radio, entre français et arabe, j’écoute le programme le plus passionnant que je n’aie jamais entendu : un magazine automobile très détaillé. Le présentateur décrit une nouvelle camionnette avec une description si fine de dix minutes que je crois à un canular.

Il dit même que la voiture en question a un feu de stop arrière et un rétroviseur. Heureusement.

Le louage s’arrête à la gare routière de Kélibia et les passagers se dispersent rapidement.
Je ne sais pas du tout où aller, ni même où je suis.

Les quatre rues qui m’entourent sont autant de choix vers l’inconnu, mais cela n’a aucune importance. Je pars vite, sans doute pour ne pas rester là comme un con.

Je pense qu’une bribe de souvenir va apparaitre au coin de la rue. Rien. C’est une chorba de poissons qui m’arrête.

La chorba ou les bricks au thon que maman cuisine sont des madeleines de Proust. Et c’est bon.

Je suis près du port, donc près du souvenir. Il y a dans les parages des visages, des rues et des arbres que nous avons forcément croisés.

Mouldi Assoul, un joueur de cartes en terrasse, me salue bien franchement. Si franchement qu’il doit savoir quelque chose.

Il regarde mes photos et reconnait la maison. Sur certains visages, il hésite. Il y a bien vingt gars dans ce café mais c’est lui qui m’a arrêté. Je me dis que le hasard ne doit peut-être pas exister.

Il y a vingt minutes, je sortais du minibus et maintenant, je suis derrière cet inconnu. Mon gros sac est posé dans le cageot et mes cheveux s’envolent, nous partons en Motobécane. Il m’emmène vers mon passé et j’essaye d’inclure sa tête dans mon 35 mm.

Mouldi Assoul vit à Lyon mais est originaire de Kélibia.

Il y a de la famille, des amis, une belle maison, un gros bateau de pêche et du temps à passer loin de la vie en Europe.

Il m’emmène vers El Mansoura, un quartier surnommé Le petit Paris pour ses belles et riches constructions. C’est là que nous vivions.

Nous n’avons pas retrouvé la maison mais il m’a offert une limonade chez lui et m’a négocié un bon prix dans un hôtel.

12h00. Dans le restaurant du port, je suis le seul client et le gars veut me faire manger le poisson le plus cher. Les temps sont durs.

Mes photos ne lui disent rien mais il en prend deux et s’en va. Un autre homme vient avec les deux photos et me dit : « Je connais bien ton père et ta mère. »

Il s’appelle Raouf Gara et semble être un artiste connu dans la région. Il y a vingt-sept ans, il était le gérant de l’hôtel dans lequel je dors ce soir. Nous y venions souvent prendre l’apéro et y retrouver des amis.

Mouldi Assoul a choisi cet hôtel pour moi sans savoir que, autrefois, j’y venais. Là encore, je me dis que le hasard ne doit peut-être pas exister.

En m’emmenant voir ses sculpures, Raouf se retourne et me dit : « Ça y est. Je te vois bébé. »

Ce retour vers le passé n’engage pas que moi.
Je lui parle de cette personne que je dois retrouver : Samoud, l’ami et collègue de mon père.

Raouf Gara le connait bien et m’emmène chez lui.

Samoud, l’homme dont la silhouette ressemble à l’objet d’une quête, est au bout de la rue. Il s’approche et me prend la main en plongeant son regard dans le mien.

« On me dit qu’il y a un Belge qui me cherche. Je me suis dit que c’était le fils de mon ami Patrick Hubert. »

Nous buvons un coca, regardons les photos et parlons avec beaucoup de joie. Il en sait bien plus sur ce passé que moi-même. En l’entendant me dire que lui et papa sont comme des frères, je pense qu’il exagère un peu. Son souvenir de maman est bien intact. Elle aimait l’eau et le soleil. Il me dit que si elle en veut, il lui en envoie par la poste.

Il me parle beaucoup et ses paroles sont un trésor du passé.

Samoud m’attend à 15h00. Il va me montrer la maison dans laquelle nous vivions.

Je savais qu’il y avait une cour intérieure depuis laquelle nos cris d’enfants s’élevaient.
Je savais qu’un médecin y avait habité après nous.
Je savais que deux coupoles étaient posées sur le toit.

« C’est là. » Samoud se gare devant puis se tait. Comme si le moment était solennel.

Je prends une photo et nous partons.

Depuis le fort de Kélibia, on voit le quartier de El Mansoura et dans cet amas de maisons, la nôtre. De l’autre côté, on voit le port.

Autour d’un café, Samoud me raconte encore des histoires du passé.

Comme dans la neige, je pose mes pieds avec confiance dans les empreintes déjà formées par mon père. Celles-ci sont vieilles de vingt-sept ans et, avec le temps, elles sont devenues imaginaires. Mais en marchant dans ce port, je me sens bien. Presque chez moi.

Avec quelques raccourcis, j’aime penser que je suis né ici entre deux bateaux et qu’il s’agit là d’une raison à ma fascination pour la vie des marins.

En déambulant sur les quais, j’aborde les groupes de pêcheurs sans rien dire.

Ici, on travaille. Et on s’en fout que ton père travaillait pour ce port.

On répare les filets, on prépare la pêche qui se fait de nuit, on trie les sardines, on ramasse les laissés-pour-compte.

Les peaux sont tannées, les mains sont usées, les engins sont massifs, l’odeur est forte. Il n’y a pas de finesse, peu de poésie.

J’y resterais des heures.

Un jour, je serai là à 17h00 prêt à partir en mer avec eux.
Samoud gère une usine de froid. Ses employés sont rangés par taille dans des bacs bleus, recouverts de glace et prêts à être cuisinés.

Il a des clients fidèles mais il y a aussi la concurrence.

Ce soir là, c’est l’effervescence. Un gros bateau arrive avec 800 cageots de poissons.

Samoud m’y emmène après un restaurant bien arrosé. Il est bientôt minuit.

Sans lui, je ne serais jamais rentré dans ce bar sombre et enfumé où des dizaines de travailleurs attendent devant une télévision au son aussi crasseux que le sol.

J’ai retrouvé le Kélibia de mes parents et me suis construit le mien.

J’ai salué les pêcheurs, regardé la mer et senti les fleurs d’un fort battu par le vent.

J’ai été un parfait étranger et suis devenu « l’ami de ».

J’ai raconté mon histoire. Le passé m’a raconté la sienne.

Je peux partir.

Avant de quitter Kélibia, je me dois d’aller voir l’ancienne secrétaire de mon père dont Samoud m’a donné l’adresse. Aujourd’hui, elle est à la tête d’une briqueterie.

Mounira est une femme très élégante. Plusieurs fois, elle me dit « Patrick Hubert, la copie conforme ». Je lui tends les photos de l’époque et vois celles-ci trembler. Mounira est très émue. Elle aimerait que je reste manger chez elle. Elle me présenterait ses filles. Je suis aussi ému. Mais je préfère quitter Kélibia.

Nabeul est à quelques kilomètres et je fais la rencontre de Zied, mon voisin de route dans le minibus.

Il m’a vu à l’hôtel de Kélibia et a entendu mon histoire de revenant.

La ville est grande et je ne sais pas où se trouve mon passé. Je fais confiance à Zied qui me propose de le suivre avec ses amis. Il me dit que nous allons « faire des bières », comme ils le font tous les jeudis, et qu’ensuite nous chercherons ma maison.

Il doit être seize heures et je regarde Zied, Moka et Soufian se préparer comme s’ils sortaient en boite.

Ils m’emmènent dans ce bar, qui semble être un bar à putes, et la dame derrière le zinc est étonnée par mon histoire.

Dans ses yeux forts et réconfortants, je vois qu’elle est là depuis longtemps. Elle pense même nous avoir déjà croisés. J’en doute, mais j’aime le croire. Et puis, cet endroit n’est pas, peut-être pas, un bar à putes.

Je sors un peu saoul et nous allons jouer au billard.

Passer du temps avec ces jeunes, qui ont presque mon âge, n’est pas anodin. Ils écoutent mon histoire et rêvent eux aussi de voyager. Ce sont eux qui mènent la révolution.

Samoud m’emmenait vers le passé. Eux me ramènent au présent.

Sur l’avenue Bourguiba, nous comparons les photos d’époque et hésitons entre deux maisons. A côté, il y a une nouvelle construction en chantier. C’est là que se trouvait la maison.

Le temps passe et efface même les maisons. Mais cela n’a pas d’importance, ce ne sont que des briques. Je suis juste un peu triste pour mes parents.

Plus loin, il y a l’Hôtel des Pyramides. Nous y passions beaucoup de temps et il est le décor de beaucoup de photos de l’époque.

Aujourd’hui, c’est un complexe hôtelier défraîchi et vidé. Le hall d’entrée est terne et le marbre me refroidit. La piscine est vide et les terrains de tennis craquelés.

En fermant les yeux, j’entends la musique d’un cours d’aquagym et vois les fantômes du passé danser pleins d’allégresse. Les couleurs sont chaudes et c’est dans mes pensées que je me sens le mieux.

Sur mes photos d’enfance, il y a Francine. Elle a épousé un Tunisien et pourrait encore habiter dans le coin. Je dépose mon sac pour quelques jours. Je la chercherai demain.

Zied, Moka et Soufian ne sont plus là. Je suis seul dans une grande ville qui se fout complètement de mon voyage.

Mais qu’est-ce que je fais ici ?

Je m’endors sans manger. Comme hier.

Sur la plage, dans le souk, dans les commerces, j’ai marché et montré la photo de Francine.

Je pousse la porte du restaurant Les Oliviers et attends impatiemment de sortir la photo que j’ai d’ici, vingt-sept ans avant. On y mange bien mais je suis seul à ma table. La photo attire l’attention du serveur et rapidement le patron arrive. Je suis fier, comme à chaque fois que j’ai sorti une photo. Ils sont honorés et m’offrent quelques souvenirs pour mes parents.

Je sors aussi la photo de Francine et perds tout espoir de trouver quelqu’un qui la connait.

Sur un coup de tête, je fais mon sac et prends le train de 17h50 pour Tunis. Nabeul ne m’apporte pas le bonheur éprouvé à Kélibia.

Je ne compte pas retourner à l’Hôtel Continental de Tunis. Une fois la nuit tombée, la rue de Marseille sent l’alcool et la bagarre.

Je marche pour trouver un hôtel et quelques gars me font croire qu’ils connaissent bien la Belgique et qu’ils ont un cousin à Bruxelles. Cette technique, je la connais et quand je leur dis que je n’ai pas besoin de leurs services, ils s’en vont en râlant.

C’est un jeune qui me vient en aide. Il est communiste, révolutionnaire et athée. Il se frotte le nez avec du citron pour apaiser l’effet du gaz lacrymo. Un peu caricatural mais gentil. Il incarne parfaitement une partie de la jeunesse en quête de changement.

Difficile d’échapper à l’actualité. Le mot « liberté » est sur toutes les lèvres ou presque.

Tout va trop vite. Les voitures. La tension. Le bruit.

Mais au coin d’une rue, je m’arrête, émerveillé par la magie d’un moment en dehors du temps. Il y a des centaines d’oiseaux qui volent frénétiquement autour d’un bâtiment. Ils m’offrent un spectacle puissant et léger, une apothéose, un cadeau final avant mon retour en Belgique.

Plus tard, j’apprends que ce sont des martinets et qu’ils ne se posent jamais.

Aujourd’hui, comme tous les jours depuis le 14 janvier, il y a une manifestation.

Un artiste a peint des martyrs de la révolution et, dans cette atmosphère lourde, grave et joyeuse à la fois, les morceaux de cartons prennent vie.

Je me rapproche pour prendre des images… prudent car hier, d’après les dires du jeune communiste, ça a bastonné.

En une fraction de seconde, ça court dans tous les sens et dans le mien aussi. La police charge. Sans réfléchir, je cours.

Avec mes deux appareils et ma peau blanche, on me prend pour un journaliste. On me parle, on me sourit, on me dit fièrement : « Tu as vu la Tunisie ! » Je sens une grande tension dans l’air mais pas un gramme de méfiance ou de haine envers moi. Je m’approche, me mêle à la foule et accoste les gens qui me crient : « Hé presse, par ici la photo ! »

A 14h30, la police a quitté les marches d’un bâtiment qui semble symbolique et la foule a pris place en criant
« DEGAGE ! ».

L’avion n’est pas encore arrivé.

Il est 06h15 et le soleil se lève sur une piste calme.

Ici aussi des martinets volent par centaines.

Ces quelques jours de voyage dans mon passé ont été si intenses que je ne sais pas quoi penser.

Mais je sais que je suis heureux de l’avoir fait.

C’était un besoin.